Qu’est-ce que c’est que cet instrument ?
Contrairement à ce qu’on peut souvent lire ou entendre, le clavecin n’est pas l’ancêtre du piano. Tout simplement parce que le mécanisme n’est pas le même : un clavecin est un instrument dont les cordes sont pincées par des sautereaux, alors que sur le piano les cordes sont frappées par des marteaux. Je vous expliquerai un peu plus loin les raisons historiques de cette confusion, mais pour l’instant voyons plutôt comment fonctionne un clavecin. Vous l’aurez compris, c’est un instrument à clavier, dont chaque touche actionne un sautereau : j’appuie sur une touche, cela soulève le sautereau correspondant. Sur ce sautereau, il y a un « plectre », un petit bec en plume (ou en plastique) qui vient pincer la corde, un peu comme l’ongle d’un guitariste ou d’un harpiste.
L’autre jour, les loustics et moi avons visité l’atelier de fabrication de clavecin de Martine Argelliès. Ce fut pour nous l’occasion de filmer un abrégé de mécanique de clavecin, ainsi qu’un abrégé de mécanique de piano. Imaginez que vous coupiez votre instrument en tranches comme un saucisson, afin de regarder ce qui se passe à l’intérieur : c’est le principe de l’abrégé de mécanique. Vous verrez également un gros plan sur un sautereau en action. On voit très bien le plectre vient pincer une corde, avant de redescendre avec un mécanisme qui permet de ne pas repincer la corde quand on lâche la touche :
Les férus de mécanique seront rassasiés en visitant la page wikipédia concernant le clavecin.
Le son ?
Le pincement de la corde par un sautereau donne au clavecin son timbre si reconnaissable. Même dans un orchestre, on distingue ses sons pincés très caractéristiques. Écoutons le regretté Scott Ross jouer une sonate de Scarlatti :
Vous aurez sans doute remarqué que le clavier supérieur semble jouer tout seul. En réalité, sur certains clavecins comportant plusieurs claviers, il est possible d’enclencher un mécanisme qui s’appelle accouplement et qui permet de faire jouer deux claviers en même temps en en actionnant un seul : je joue sur une touche et ça appuie sur deux touches en même temps, donc ça pince deux cordes au lieu d’une seule, ce qui change le son. On retrouve la même chose sur certaines orgues1.
Les couleurs du clavier
Certains d’entre vous se demanderont également pourquoi, dans la vidéo ci-dessus, les « touches noires » sont blanches et vice et versa. À l’époque baroque, la couleur des touches n’est pas figée comme sur notre piano actuel. Le choix de ces couleurs vient souvent uniquement du fait que le facteur choisisse les matériaux dont il dispose pour fabriquer les touches. Certains bois ou autres matériaux de fabrication des touches (ivoire…) sont plus résistants que d’autres, ou plus ou moins chers, ou plus ou moins rares et il est difficile de savoir pourquoi tel ou tel matériau a été favorisé. On constate tout de même que, généralement, les clavecins baroques français et flamands ont un clavier de couleurs inversées par rapport au piano que nous connaissons, alors que les clavecin italiens ont des claviers en bois fruitiers, avec les « touches noires » plus foncées que les « touches blanches ». Il y a également des claviers en ivoire, des claviers très décorés, etc.
Le clavecin n’a jamais été aussi normalisé que le piano d’aujourd’hui, qui lui reste quasi-invariablement en noir et blanc.
Quelle est son histoire ?
« Tiens, et si j’ajoutais des touches sur ma guitare ?! » C’est sans doute à peu près ce qui est passé par la tête de musiciens du Moyen-Âge au 14ème siècle, lorsqu’ils ont ajouté un clavier au psaltérion, cet instrument à cordes pincées très en vogue depuis le 10ème siècle. Plus besoin d’abîmer sa manucure en pinçant les cordes avec les doigts ou avec un plectre : le son est produit en appuyant sur une touche. Cet ancêtre du clavecin se nommait « clavicymbalum ».
Regardez cette vidéo d’un psaltérion et essayez d’imaginer à quoi cela pourrait ressembler si on y ajoutait un clavier :
Et voici à présent une vidéo de cet instrument, dans laquelle on voit bien les sautereaux se soulever lorsque l’instrumentiste appuie sur les touches :
Au départ, l’instrument se tient sur les genoux (ou sur une table). Mais lorsqu’on commence à agrandir le clavier, il faut bien trouver une solution pour ne pas se retrouver écrasé sous le poids de l’instrument… On y ajoute donc des pieds pour qu’il tienne tout seul sur ses jambes.
Pendant de nombreux siècles, le clavecin se développe surtout en Italie. L’instrument ne possède qu’un seul clavier. Voici par exemple un instrument des années 1630, sur lequel vous pouvez entendre une pièce du compositeur italien Frescobaldi :
Au 16ème siècle, ce sont les flamands (les habitants des Flandres, c’est-à-dire une partie de l’actuelle Belgique) qui ajoutent leur grain de sel et font évoluer l’instrument qui est alors plus long, plus gros, avec parfois deux claviers. Les facteurs inventent au fil des décennies des effets sonores nouveaux, comme le jeu de luth, l’accouplement des deux claviers, le jeu de 4 pieds (qui fait entendre les notes à l’octave)…
Voici par exemple une vidéo d’un professeur qui présente son clavecin flamand sous toutes les coutures, notamment ses différentes parties. À partir de 2’40 il présente les différentes possibilités des deux claviers :
Le clavecin flamand servira de référence dans toute l’Europe pendant des siècles, notamment en France. Aux 17ème et 18ème siècles, on n’est pas chic si on n’a pas un clavecin dans son salon !
Mais c’est aussi ce qui mènera l’instrument à sa perte : pendant et après la Révolution de 1789, le clavecin est un des symboles de tout ce que les révolutionnaires détestent, c’est-à-dire la noblesse, la monarchie et sa Cour, les bourgeois qui s’enrichissent en exploitant les pauvres gens… En toute logique, on brûle les clavecins ! L’instrument tourne la plus triste page de son histoire.
Cependant il ne disparaît pas totalement, même s’il est relégué au rang de meuble décoratif ou au mieux, d’instrument démodé, et ce pendant des siècles. Au 19ème, c’est le pianoforte qui a la côte, d’où le fait que beaucoup de personnes considèrent à tort que le clavecin est l’ancêtre du piano. Historiquement, il est vrai que le clavecin est le plus en vogue avant la Révolution et que le pianoforte (qu’on appellera ensuite « piano »), prend le relais pendant les siècles suivants. En réalité, les deux instruments ont coexisté au 18ème siècle. Ainsi à la fin de sa vie, Johann-Sebastian Bach (1685-1750), le plus célèbre des compositeurs baroques, avait eu l’occasion de jouer sur pianoforte, lui qui utilisait quotidiennement le clavecin.
Après un siècle de silence, l’instrument n’avait pourtant pas dit son dernier mot. C’est lors de l’exposition Universelle de Paris en 1889 que trois facteurs ressuscitent et réinventent l’instrument en créant des « clavecins modernes ». Voici par exemple le célèbre clavecin Pleyel, qui comporte même des pédales comme le piano.
Quelques années plus tard, au début du 20ème siècle, la pianiste Wanda Landowska contribuera au renouveau de la musique ancienne en jouant les œuvres des compositeurs baroques notamment sur son clavecin « Grand modèle de concert » de la maison Pleyel. L’instrument n’avait pas grand-chose à voir avec les clavecins anciens, mais la démarche de redécouverte du répertoire et des instruments baroques était lancée.
Certains compositeurs du 20ème siècle composent pour le clavecin, comme par exemple Manuel de Falla (1876-1946) ou encore Francis Poulenc (1899-1963).
À la suite de Wanda Landowska, un grand nombre de musiciens vont se lancer dans la redécouverte du clavecin et de son répertoire. Ce fut le cas de Scott Ross que vous avez entendu en préambule de cet article, mais aussi d’autres musiciens comme Gustav Leonhardt, William Christie, Yvon Repérant, Brigitte Tramier, Blandine Rannou, Christophe Rousset, Pierre Hantaï et bien d’autres…
Contrairement aux premiers clavecins modernes, dans la seconde partie du 20ème siècle, les facteurs vont tenter de reproduire avec le plus de fiabilité possible, les instruments du passé, en tentant de réaliser des copies d’instruments d’époque.
Des compositeurs contemporains écrivent également de nouvelles œuvres pour cet instrument fascinant.
Des facteurs créent également des instrument amplifiés, ou avec des design futuristes, ou encore des clavecins en kit à monter soi-même.
Une devinette
Nous avons vu que les premiers clavecins modernes ont été présentés à l’exposition universelle de Paris en 1889. Quel monument bien connu a été également construit pour cette occasion ? (réponse en fin d’article)
Anecdote amusante
François Couperin, compositeur, organiste et claveciniste français de l’époque baroque né en 1668 et mort en 1733 recevait chez lui, comme beaucoup de musiciens de son époque, un certain nombre d’élèves à qui il enseignait les subtilités du jeu de clavecin et de la composition. Dans son traîté « L’art de toucher le Clavecin », il explique qu’il ferme son clavecin à clé quand il quitte la maison pour être sûr que ses élèves n’y touchent pas (le texte a été recopié avec l’orthographe du 18ème siècle) :
« Pour moi, dans les commencements des enfans j’emporte par précaution la clef de l’instrument sur lequel je leur montre afin qu’en mon absence ils ne puissent pas déranger en un instant ce que j’ai bien soigneusement posé en trois quarts d’heures. »2.
Cela peut paraître surprenant pour nous aujourd’hui. Comme beaucoup de professeurs, je recommande au contraire à mes élèves de pratiquer leur instrument quotidiennement entre les cours. Mais il faut bien comprendre qu’au temps de Couperin, l’enseignement musical n’était pas du tout le même. Les élèves étaient véritablement en apprentissage chez leur maître de musique. Il vivaient parfois chez lui et pratiquaient la musique tous les jours et pendant plusieurs heures avec leur maître, un peu comme cela se pratique encore aujourd’hui dans les maîtrises.
Le clavecin à pédales
Oui, vous avez bien lu, le clavecin peut avoir des pédales, on parle alors de « clavecin à pédales » ou de « clavecin-pédalier ». Ce ne sont pas les mêmes pédales que celles du clavecin Pleyel de tout à l’heure, qui ne servent qu’à ajouter des effets. Non, c’est un vrai pédalier qui, comme sur un orgue, permet de jouer des notes graves avec les pieds.
Quelques textes de l’époque baroque évoquent cet instrument qui permettait notamment aux organistes de travailler chez eux sans avoir besoin de quelqu’un qui actionne les soufflets de l’orgue (et oui, il n’y avait pas d’électricité dans les maisons du 18ème, pas de synthé Roland ou Yamaha pour pratiquer à la maison…). Cependant, on n’a pas retrouvé de clavecin à pédalier de cette époque. Ce sont donc les facteurs d’aujourd’hui qui tentent de donner vie à l’instrument, qui peut être conçu de deux manières : soit le facteur ajoute un pédalier directement relié à un clavecin par un mécanisme, soit on met un second clavecin sous le clavecin, ce qui est le cas dans cette vidéo :
Le clavecin brisé
Pas facile de se balader avec son clavecin ! L’instrument est assez encombrant. Pour palier cet inconvénient, les facteurs de l’époque baroque ont trouvé une bonne astuce : couper le clavecin en tranche. L’instrument se replie sur lui même, se range dans une caisse et hop ! Le tour est joué, vous pouvez partir en vacances dans le Périgord avec votre binou.
Vous avez peut-être un peu de mal à visualiser comment un clavecin peut se plier. Voici une belle démonstration :
Clavicythérium
Pour gagner de la place dans le salon, une autre solution se présente : le clavicythérium, ou clavecin vertical. Voici par exemple un très beau clavicytherium réalisé par la factrice de clavecins montpelliéraine Martine Argelliès :
L’idée du clavier avec les cordes placées verticalement sera reprise par les facteurs de piano qui créeront le piano-girafe.
Clavecin en Lego®
On peut décidément faire beaucoup de choses avec des Lego. C’est le cas du clavecin qui a été reproduit en taille réelle en Lego par Henry Lim. Il n’y a pas d’image ni de vidéo libre de droit de cet instrument, je vous invite donc à aller voir directement sur le site internet d’Henry Lim pour voir à quoi ressemble et surtout comment sonne un clavecin en Lego.
Vous serez peut-être également inspiré par ce clavecin tout petit mais non-moins ingénieux présenté par un enfant :
À vos Lego !
Réponse à la devinette
C’est pour l’exposition Universelle de 1889 qu’a été construite la Tour Eiffel. Vous penserez à la renaissance du clavecin, la prochaine fois que vous la verrez !
Si vous avez envie d’en savoir plus sur le clavecin, je vous recommande d’aller faire un tour sur le site internet de l’association « Clavecin en France ».
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1 On dit « un bel orgue » et « de belles orgues », c’est un des rares mots français qui se féminise au pluriel.
2 Merci à Hélène et Gaël de m’avoir aidée à retrouver cette citation 😉
Passionnée de pédagogie musicale, je partage avec vous dans ce blog mes connaissances et expériences acquises au cours de mes activités de professeur de flûte, directrice d’école de musique, musicothérapeute et maman de deux loustics musiciens.
Anne
Bravo Céline,
Beau retour après cette petite absence. Cet article sur le clavecin est très bien dosé, bons rappels pour les clavecinistes (dont je suis) et « vulgarisation savante » pour tous avec un choix de vidéos toujours très adaptées et passionnantes.
Juste une petite remarque dans la citation des acteurs du renouveau du clavecin, vous avez sauté une génération de maîtres entre les K. Gilbert (et autre Huguette Dreyfus, Laurence Boulay…) et les Brigitte Tramier… Celle de Françoise Lengellé, Laure Morabito, etc.
Encore ! ! !
Céline Dulac
Merci pour ces précisions et à très bientôt !
clermont
Merci de nous faire découvrir la vie et l’évolution des instruments, c’est à la fois ludique et passionnant !!!
Céline Dulac
Merci beaucoup !
Florence M.
Un grand merci, Céline, pour tout ce travail !
Je viens de faire suivre l’article à mes petits élèves. Saine occupation en ces temps de virus qui fait que certains ne sortent plus de chez eux 😉
Bonne journée !
Céline Dulac
Merci Florence. Bon courage à tes petits élèves cloîtrés. Nous on vient de fermer mes deux écoles pour 14 jours. Au plaisir de se recroiser au détour d’un concert !
Sabrina
Merci pour ce fabuleux récit sur le clavecin, cependant j’aurais une question concernant les pianos-forte. J’ai déjà vu des pianos droits qui pouvaient se transformer en clavecin. J’aimerais donc savoir dans quelle catégorie celui-ci se trouve ?
Céline Dulac
J’imagine qu’il s’agit d’un instrument hybride, à la fois à cordes pincées et frappées.